21 juin 2025

Rapport / L’intelligence économique de proximité

Rapport / L’intelligence économique de proximité

Rapport / L’intelligence économique de proximité

L’intelligence économique de proximité

Réarmer les territoires, les PME et les réseaux par une veille stratégique utile, distribuée et actionnable



Dans un monde saturé d’informations, l’avantage stratégique ne réside plus dans l’accès aux données, mais dans la capacité à capter l’essentiel, au bon moment, pour prendre de meilleures décisions.

Ce rapport propose un cadre opérationnel pour repenser l’intelligence économique à l’échelle des PME, des territoires et des réseaux professionnels. Trop souvent perçue comme un outil élitiste, centralisé ou réservé aux grandes organisations, la veille stratégique peut devenir un levier d’action concret, frugal, distribué.

En croisant les apports de la sociologie de l’information, de l’intelligence économique classique et des pratiques de terrain issues des missions de transformation, ce document explore comment bâtir une IE de proximité. Une IE capable de repérer des signaux faibles, d’éclairer les décisions locales, de sécuriser les orientations commerciales ou institutionnelles.

Il s’adresse à celles et ceux qui veulent anticiper sans complexifier, structurer sans figer, outiller sans perdre le sens. Un document pour redonner à la veille sa juste place : non plus comme un luxe ou un gadget, mais comme un système nerveux distribué de l’action stratégique locale.




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L’intelligence économique de proximité

Réarmer les territoires, les PME et les réseaux par une veille stratégique utile, distribuée et actionnable



Rapport d’intelligence stratégique – Mars 2025
par Patrice Giardino
Consultant en stratégie, Revenue Operations & Intelligence économique





















Patrice Giardino – Tous droits réservés
Ce rapport original rédigé en 2025 est protégé par le droit d’auteur.
Toute reproduction, diffusion ou utilisation, totale ou partielle, sans autorisation écrite préalable, est strictement interdite.

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Table des matières



Introduction

  • Pourquoi repenser l’intelligence économique ?

  • De l’information brute à la stratégie distribuée

  • Objectifs et structure du rapport

Partie I — L’intelligence économique en transition

1.1 Un outil élitiste devenu inopérant pour les structures locales
1.2 De l’infobésité au signal utile : une crise de filtrage
1.3 L’IE classique face à ses angles morts
1.4 Vers une veille orientée usage, impact, proximité

Partie II — Fondations d’une IE de proximité

2.1 Frugalité, territorialité, réactivité : les trois piliers
2.2 Du centre vers les bords : distribuer l’analyse
2.3 Capter, trier, comprendre : nouvelle grammaire de la veille
2.4 Retours de terrain : missions, cas concrets, enseignements

Partie III — Méthodes et outils pour une veille actionnable

3.1 Écosystème de veille frugale : outils simples, puissants, accessibles
3.2 Structurer la remontée d’info terrain sans complexifier
3.3 Automatiser sans aveuglement : data, IA et signaux faibles
3.4 Construire un tableau de bord stratégique localisé

Partie IV — Vers une stratégie distribuée de l’anticipation

4.1 IE et gouvernance locale : décentraliser sans désorganiser
4.2 Travailler l’interconnexion : entreprises, institutions, réseaux
4.3 Former à l’écoute stratégique : acculturation, méthodes, coaching
4.4 IE de proximité et souveraineté : l’enjeu invisible

Conclusion

  • Une autre vision de la puissance informationnelle

  • IE frugale ≠ IE faible : redonner de la portée aux signaux

  • Pour une stratégie qui écoute mieux le monde

Bibliographie et ressources

  • Ouvrages clés

  • Outils open source / low tech

  • Articles et références complémentaires

  • Grille des auteurs stratégiques mobilisés

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 Introduction

Repenser l’intelligence économique à hauteur d’homme

Pendant des décennies, l’intelligence économique s’est pensée en surplomb.
Née dans les sphères étatiques, consolidée dans les grandes entreprises, structurée autour de logiques de pouvoir, d’anticipation géopolitique et de sécurisation stratégique, elle s’est imposée comme une pratique réservée aux sommets.

Mais que se passe-t-il quand l’incertitude devient diffuse ? Quand la guerre économique ne se joue plus seulement entre géants, mais entre territoires ? Quand les signaux faibles surgissent du terrain, des réseaux informels, des usages marginaux, bien avant d’apparaître dans les rapports sectoriels ?

Nous entrons dans un monde où l’information n’est plus rare, mais sa hiérarchisation devient critique.
Ce ne sont plus ceux qui “possèdent” les données qui prennent l’avantage mais ceux qui savent les interpréter à l’échelle locale, en temps utile, dans une logique d’action.
Et ce glissement appelle un changement de paradigme.


De la centralisation savante à l’écoute distribuée

Dans ce nouvel environnement, l’intelligence économique ne peut plus se réduire à une fonction centrale, distante, technicisée.
Elle doit devenir un système nerveux distribué, capable de capter, filtrer et mettre en débat des informations souvent faibles, parfois floues, mais déterminantes.
Ce changement n’est pas uniquement technologique. Il est épistémologique et politique.

  • Il suppose de renoncer au fantasme de l’objectivité absolue.

  • Il exige de reconnaître que le terrain détient une part essentielle de la vérité stratégique.

  • Il invite à articuler savoirs experts et savoirs d’usage, automatisation et sensibilité humaine.

Il ne s’agit plus de prédire l’avenir, mais de mieux le lire pendant qu’il se forme.


Une IE pour les marges, les maillons, les relais

Ce rapport part d’un constat :
les structures qui auraient le plus besoin d’intelligence économique ( PME, collectivités, réseaux intermédiaires ) sont celles qui y ont le moins accès.

Non par manque d’intérêt.
Mais parce que l’offre actuelle reste :

  • trop lourde à déployer,

  • trop éloignée des priorités opérationnelles,

  • trop abstraite dans ses livrables,

  • et trop peu pensée pour des environnements contraints en temps, en budget, en bande passante cognitive.

Or, c’est précisément à ces niveaux; celui de la filière, du cluster, du décideur local, du manager commercial; que se jouent des décisions dont l’impact est réel, direct, parfois irréversible.


Ce que propose ce rapport

Ce document est un outil de rupture.
Il ne cherche pas à convaincre que l’intelligence économique est utile.
Il cherche à démontrer qu’elle est possible autrement.

  • Plus légère.

  • Plus proche du terrain.

  • Plus orientée vers l’action que vers la compilation.

  • Plus attentive aux flux faibles qu’aux signaux déjà consolidés.

Il s’adresse à celles et ceux qui n’ont pas le luxe d’attendre le “bon rapport”, mais qui doivent décider ici et maintenant sur la base d’informations partielles, souvent contradictoires, parfois intuitives.

À travers une analyse structurée, des cas concrets, des méthodes accessibles et des outils testés, ce rapport explore les conditions d’émergence d’une intelligence économique de proximité.
Une IE frugale, distribuée, résiliente, apte à renforcer la capacité d’anticipation des organisations qui font la richesse d’un territoire.



PARTIE I — L’intelligence économique en transition

De la verticalité élitiste à l’usage distribué

1.1 Un outil élitiste devenu inopérant pour les structures locales

Depuis sa formalisation institutionnelle dans les années 1990, l’intelligence économique s’est pensée comme une discipline d’élite. Née dans les cercles de défense, consolidée dans les directions stratégiques des grands groupes, elle a été conçue pour piloter l’anticipation à partir d’informations sensibles, rares, structurées.

Cette approche a produit de la valeur. Elle a permis à certains acteurs de maîtriser leur environnement concurrentiel, de structurer des chaînes d’influence, de prévenir des ruptures systémiques. Mais elle repose sur trois hypothèses devenues fragiles :

  1. Que l’information pertinente est difficile d’accès et qu’il faut des moyens puissants pour la collecter ;

  2. Que l’analyse doit être centralisée pour garantir sa fiabilité ;

  3. Que seuls certains niveaux hiérarchiques sont en mesure de transformer les données en décisions.

Dans un monde où l’information est pléthorique, où les signaux faibles surgissent du bas vers le haut, et où la rapidité de lecture devient un avantage compétitif, ces hypothèses vacillent.

Loin d’être dépassée, l’IE devient paradoxalement inaccessible aux acteurs qui en auraient le plus besoin : les PME industrielles qui naviguent à vue dans un marché instable ; les collectivités qui cherchent à repérer des tendances avant qu’elles ne deviennent des menaces ; les dirigeants de réseaux intermédiaires qui doivent décider sans toujours disposer des capteurs adéquats.


1.2 De l’infobésité au signal utile : une crise de filtrage

La fracture stratégique actuelle n’est plus entre ceux qui ont accès à l’information et ceux qui ne l’ont pas. Elle est entre ceux qui savent filtrer, interpréter, hiérarchiser… et ceux qui se noient dans un flux permanent de données brutes, d’analyses automatisées, de contenus algorithmiques.

La surabondance d’information crée une illusion de maîtrise. Or, elle engendre :

  • Une paralysie décisionnelle (“nous attendons le bon rapport”),

  • Une dépendance croissante à des cabinets ou outils externes supposés “faire sens” à notre place,

  • Un désalignement entre les signaux opérationnels du terrain et les arbitrages stratégiques centraux.

Ce que révèle cette crise, c’est que la compétence critique n’est plus seulement l’accès à l’information, mais la capacité distribuée à faire émerger l’utile de l’informe.

Il ne s’agit plus de prévoir l’avenir par des mégadonnées.
Il s’agit de sentir les tensions, les inflexions, les ruptures locales qui précèdent l’effondrement des équilibres apparents.


1.3 L’IE classique face à ses angles morts

En se professionnalisant, l’intelligence économique a gagné en rigueur… mais aussi en rigidité. Trois biais structurels affaiblissent aujourd’hui sa portée stratégique :

  • Le biais institutionnel : la tendance à produire des analyses conçues pour conforter les orientations existantes, plutôt que pour interroger les angles morts.

  • Le biais de verticalité : l’idée implicite que la donnée doit “remonter” pour être valorisée, au lieu d’être traitée là où elle surgit.

  • Le biais de complexité : un goût pour les dispositifs techniques ou analytiques lourds, inadaptés à des organisations qui ont besoin d’agilité, pas d’infrastructures.

Ces biais produisent une IE trop souvent théorique, éloignée des décisions du quotidien, incapable d’épouser les rythmes et contraintes des acteurs de terrain.


1.4 Vers une veille orientée usage, impact, proximité

Il est temps d’inverser la perspective.

Ce que nous proposons ici, ce n’est pas un “modèle réduit” de l’intelligence économique, ni une simplification low cost.
C’est un changement de paradigme : passer d’un renseignement pour décideur à une stratégie de perception collective.

Dans cette nouvelle approche :

  • La veille ne cherche pas à tout voir, mais à capter ce qui change,

  • Elle ne compile pas, elle éclaire,

  • Elle ne remonte pas l’information, elle la redistribue là où elle devient levier,

  • Elle n’attend pas le consensus, elle ouvre à la friction interprétative.

Ce que nous appelons intelligence économique de proximité, c’est cela :
Un système adaptatif, frugal, distribué, orienté action et qui renforce la capacité stratégique des acteurs dits “intermédiaires” : dirigeants de PME, responsables territoriaux, réseaux métiers, animateurs de filières.

Ils sont aujourd’hui sous-outillés.
Ils peuvent demain devenir les maillons forts d’un pilotage stratégique mieux connecté au réel.

« Ce n’est pas l’excès d’informations qui nous perd, c’est le défaut d’interprétation partagée. »

Harold Wilensky




Partie II — Fondations d’une intelligence économique de proximité

Frugalité, territorialité, réactivité : les trois piliers d’un pilotage situé


Avant de poser les outils, il faut reformuler les fondations.

Après avoir établi les limites du modèle traditionnel, cette partie explore les trois piliers essentiels qui permettent d’imaginer une autre forme d’intelligence stratégique : plus accessible, plus située, plus vivante.

2.1 Frugalité, territorialité, réactivité : les trois piliers

Une IE de proximité ne peut être un clone réduit de l’intelligence économique des grandes structures. Elle exige une re-fondation méthodologique et éthique.
Trois principes structurants émergent :

• Frugalité stratégique

Frugal ne signifie pas pauvre.
C’est le choix conscient de s’appuyer sur peu de ressources, mais très bien ciblées, pour maximiser l’utilité opérationnelle.
Plutôt que de viser l’exhaustivité, l’IE frugale cherche le bon signal au bon moment pour le bon usage. Elle préfère un tableau de bord vivant à un reporting encyclopédique.

Cela suppose de :

  • Refuser la débauche d’outils mal exploités,

  • Privilégier les flux faibles croisés à des bases statiques,

  • Rechercher l’impact immédiat, sans sacrifier l’analyse.

C’est le contre-pied de la sur-industrialisation de la veille : on ne produit pas de l’intelligence par accumulation, mais par focalisation.

• Territorialité

Les signaux décisifs ne surgissent pas uniquement dans les médias spécialisés ou les réseaux d’experts.
Ils émergent souvent dans les marges, les relations, les lieux faibles du système : les réclamations clients, les pratiques alternatives, les tensions silencieuses.
Une IE de proximité repose sur cette conviction : l’information stratégique est d’abord située.

Cela implique :

  • De croiser des sources hétérogènes, souvent informelles,

  • De donner valeur aux capteurs humains : commerciaux, SAV, élus, membres de syndicats, animateurs de filière,

  • De reterritorialiser les outils : localiser la veille dans son environnement réel plutôt que dans des dashboards génériques.

• Réactivité située

L’information n’est stratégique que si elle déclenche une action.
Or, dans beaucoup de structures, le cycle entre signal et décision est trop long, trop centralisé, trop interprété à distance.
L’IE de proximité exige un réarmement des circuits de lecture et de réaction. Il faut raccourcir la boucle entre perception et stratégie.

Cela suppose :

  • De bâtir des micro-réflexes d’alerte partagés,

  • D’organiser la veille non pas comme une fonction isolée, mais comme une compétence intégrée aux métiers,

  • D’accepter de décider sur signaux faibles, dans une logique de calibrage évolutif.

2.2 Du centre vers les bords : distribuer l’analyse

Dans les modèles classiques, l’IE fonctionne selon une logique “top-down” : centralisation, analyse experte, diffusion filtrée.
Mais les environnements instables réclament une inversion partielle du flux. Ce sont souvent les périphéries qui détectent les premières ruptures… à condition d’être écoutées.

James C. Scott parle de « savoirs locaux non visibles des centres de pouvoir ». Ces savoirs sont les premiers à percevoir le réel qui dérape.

Distribuer l’analyse, cela signifie :

  • Déléguer une partie de la capacité interprétative,

  • Accepter l’hétérogénéité des diagnostics,

  • Valoriser les dissidences faibles comme signaux d’alerte.

Dans les missions que j’ai menées, ce sont souvent les commerciaux de terrain, les coordinateurs logistiques ou les formateurs métiers qui détenaient des bribes décisives mais sans canal pour les faire remonter, ni grille pour en comprendre la portée stratégique.

2.3 Capter, trier, comprendre : nouvelle grammaire de la veille

Pour que cette veille distribuée soit efficace, elle doit reposer sur une nouvelle grammaire, simple mais rigoureuse. Trois verbes essentiels :

• Capter

Définir les bons points d’observation.
Ce n’est pas seulement une question d’outils, mais de positionnement organisationnel : qui voit quoi, quand et dans quelle logique.

Cela suppose de :

  • Cartographier les “capteurs humains” internes (relations clients, terrain, hotline, etc.),

  • Intégrer des sources non conventionnelles (plateformes sectorielles, forums techniques, signaux d’usage),

  • Rendre explicite ce qui est informel : transformer l’intuition en données exploitables.

• Trier

L’enjeu n’est pas de tout remonter, mais de hiérarchiser ce qui mérite attention, ce qui alerte, ce qui dérange.

Cela implique :

  • Des critères de criticité opérationnelle,

  • Des filtres cognitifs partagés : qu’est-ce qu’un vrai signal faible pour nous ?

  • Des espaces de friction interprétative (réunions flash, binômes métiers, tableaux blancs vivants).

• Comprendre

Passer du signal à l’hypothèse stratégique.
Cela exige de contextualiser, croiser les regards, poser des questions avant de chercher des réponses.

C’est ici que la culture analytique joue : on n’a pas besoin d’un logiciel, mais d’un cadre mental partagé.

2.4 Retours de terrain : missions, cas concrets, enseignements

Dans une mission menée pour une ETI industrielle, une cellule de veille existait depuis 3 ans. Elle produisait 12 bulletins par an, lus par moins de 10 % des équipes concernées.

En interrogeant les fonctions terrain, nous avons découvert :

  • Que la source la plus précieuse n’était pas utilisée (le SAV notait des évolutions d’usage client non signalées par les commerciaux),

  • Que les alertes marché arrivaient trop tard pour être exploitées,

  • Que l’information utile ne circulait pas, faute de rituels partagés.

La solution n’a pas été technique.
Elle a été structurelle et humaine : redéfinir qui observe, qui transmet, qui commente.
En 2 mois :

  • Le bulletin a été remplacé par un “journal de signaux” enrichi en temps réel par 5 relais internes,

  • Les décisions d’ajustement d’offre ont gagné 3 semaines sur le précédent cycle,

  • Et surtout, la culture du doute partagé est devenue un réflexe stratégique.

« Le savoir local devient stratégique dès lors qu’il peut être écouté, comparé, interprété. Sans cela, il reste bruit. »
James C. Scott


Partie III — Méthodes et outils pour une veille actionnable

Faire de l’intelligence économique un levier d’ajustement en continu


3.1 Écosystème de veille frugale : outils simples, puissants, accessibles

Une veille utile ne repose pas nécessairement sur une architecture lourde.
Dans les organisations agiles, ce sont souvent des combinaisons légères d’outils existants, bien configurés, qui produisent le plus d’impact.

L’écosystème de veille frugale repose sur quatre principes :

  • Modularité : un outil par usage, interopérable mais indépendant.

  • Accessibilité : pas de formation longue requise.

  • Reproductibilité : tout doit pouvoir être maintenu sans dépendance externe.

  • Lisibilité : les signaux doivent apparaître là où les décisions se prennent.

Quelques exemples éprouvés en mission :

  • Notion / Obsidian / OneNote : journal de signaux faibles par secteur ou par typologie client.

  • Feedly / Inoreader / Mailbrew : agrégation de flux sectoriels.

  • Zapier / Make / n8n : automatisation de la veille (mots-clés, sites spécialisés, alertes concurrentielles).

  • Tableau / Google Sheets + Datawrapper : mise en forme de signaux, scoring de criticité, récurrence, croisements.

Le bon outil est celui qu’une personne de terrain peut s’approprier sans intermédiaire.


3.2 Structurer la remontée d’info terrain sans complexifier

La faiblesse de la majorité des dispositifs de veille internes ne réside pas dans la collecte, mais dans la structuration de la transmission.

Trois erreurs classiques :

  1. L’information terrain ne “remonte” pas : absence de canal formalisé.

  2. Elle “remonte” mais sans cadre : impossible à exploiter.

  3. Elle est collectée… mais ignorée par manque de rituel ou de traduction stratégique.

Le capteur humain est fiable s’il sait que ce qu’il remonte est pris au sérieux, traité, et valorisé.

Solutions éprouvées :

  • Mise en place d’un canal asynchrone partagé (Slack, Trello, canal privé mail…) dédié aux signaux faibles.

  • Création d’un format simple d’entrée : 3 questions max (ce que j’ai vu, ce que ça pourrait indiquer, qui est concerné).

  • Instaurer un rituel de lecture collective mensuelle : validation, contradiction, archivage ou alerte.

Cela transforme la veille en pratique vivante. Et réintroduit la culture du débat utile.


3.3 Automatiser sans aveuglement : data, IA et signaux faibles

L’automatisation est une opportunité… si elle reste au service du sens.
Dans certaines missions, nous avons vu des directions s’enthousiasmer pour des dashboards “prédictifs” sans se poser la question fondamentale : qu’interprétons-nous exactement ? Et pour quoi faire ?

Une veille utile peut intégrer des briques d’IA, mais :

  • Elle doit rester interprétable : pas d’automatisme opaque.

  • Elle doit être calibrée par le terrain : pas de modèle déconnecté de l’expérience.

  • Elle doit produire de l’alerte, pas de la prédiction magique.

Exemples :

  • Utilisation d’IA générative pour la synthèse d’alertes sectorielles hebdomadaires à partir de 10 sources.

  • Modélisation simple de fréquence d’occurrence de mots-clés anormaux dans des tickets SAV ou verbatims commerciaux.

  • Scoring évolutif de tensions concurrentielles locales (prix, discours, recrutement) basé sur de la collecte semi-automatisée.

Mais l’analyse finale doit toujours être humaine, située, partagée.
L’outil assiste, il ne remplace pas la réflexion.


3.4 Construire un tableau de bord stratégique localisé

L’enjeu n’est pas de produire un reporting de plus, mais un espace de lecture commun.
Un bon tableau de bord stratégique pour une PME ou un territoire ne cherche pas l’exhaustivité, mais la lisibilité.

Il doit permettre de :

  • Visualiser les signaux faibles et leur évolution,

  • Contextualiser les alertes : pourquoi cela compte pour nous ?

  • Proposer des pistes d’action ou de vigilance,

  • Créer de la mémoire interprétative (logbook des décisions, des intuitions validées ou non).

Structure possible :

Volet

Contenu

Signaux observés

Bruts ou synthétiques

Pertinence

Pour qui ? Pour quand ? Sur quel périmètre ?

Hypothèses

Ce que cela pourrait indiquer

Réactions possibles

Qui doit être informé, quel test lancer, que surveiller ?


Ce n’est pas un outil figé. C’est un dispositif évolutif de dialogue stratégique



« Ce que l’on voit dépend de l’endroit d’où l’on regarde. Le tableau de bord ne doit pas effacer les regards multiples — il doit les rendre lisibles. »
Karl E. Weick



Partie IV — Vers une stratégie distribuée de l’anticipation

Réseaux, gouvernance, souveraineté : l’intelligence comme commun stratégique



4.1 IE et gouvernance locale : décentraliser sans désorganiser

L’intelligence économique de proximité ne peut pas reposer uniquement sur des outils.
Elle exige une gouvernance adaptée : autrement dit, une manière de décider, de répartir les responsabilités, de ritualiser l’interprétation collective.

Beaucoup d’initiatives échouent parce qu’elles reproduisent le schéma classique :

  • Une cellule centrale collecte et interprète,

  • Les “usagers” sont censés consommer les livrables.

Ce modèle est obsolète. Il produit :

  • Du désengagement des parties prenantes,

  • Des signaux inutilisés,

  • Une veille réduite à un livrable figé.

Ce qu’il faut construire, c’est une gouvernance partagée de la perception stratégique. Une capacité distribuée à détecter, débattre, et décider.

Trois axes structurants :

  • Clarifier les rôles : capteurs, analystes, déclencheurs d’alerte.

  • Créer des rituels d’alignement : instances de friction constructive, cycles courts de revue stratégique.

  • Assumer la décision locale : ne pas attendre validation centrale pour réagir à un signal si l’impact est local.

C’est à cette condition que l’intelligence économique devient un outil de résilience et non une simple fonction support.


4.2 Travailler l’interconnexion : entreprises, institutions, réseaux

La grande faiblesse de la veille locale réside dans son cloisonnement.
Chaque entreprise, chaque collectivité, chaque réseau d’acteurs agit dans son couloir.
Or, les signaux faibles, par définition, ne respectent pas les frontières organisationnelles.

C’est pourquoi une stratégie distribuée de l’anticipation doit aussi être interconnectée. Cela suppose :

  • D’organiser la circulation de signaux entre structures (via réseaux métiers, CCI, syndicats, pôles de compétitivité…),

  • D’accepter des formats imparfaits mais rapides (notes brèves, échanges informels outillés),

  • De créer des interfaces de traduction entre métiers et territoires.

L’IE devient alors une infrastructure discrète d’intelligence collective.
Invisible, mais structurante.

Dans certaines missions, j’ai vu se former des cercles informels de partage entre directeurs commerciaux de secteurs différents… qui ont repéré avant d’autres la chute d’un sous-traitant critique, l’arrivée d’un nouveau concurrent asiatique ou une rupture d’approvisionnement.

Le facteur décisif ?
Un cadre simple, une confiance minimale et un canal pour formaliser ces éclairs de lucidité distribuée.



4.3 Former à l’écoute stratégique : acculturation, méthodes, coaching

L’intelligence économique de proximité ne se décrète pas.
Elle se cultive.

Cela implique un travail d’acculturation profond :

  • À la logique du signal faible (ce qui semble “banal” peut être décisif),

  • À la posture d’alerte (oser formuler une intuition, même partielle),

  • À la réflexivité (questionner ses biais d’interprétation, son prisme métier).

Il ne s’agit pas de former à “faire de la veille”.
Il s’agit de former à voir autrement, à écouter autrement, à décider autrement.

Dans mes accompagnements, les plus grands déclics ne viennent pas d’un outil, mais d’un changement de posture : un commercial qui ose dire “je sens que ça bouge”, un manager qui ne balaye plus une intuition faible.

Pour cela, trois leviers :

  • Micro-formations ciblées (2h à 4h) sur la veille distribuée,

  • Coaching croisé entre pôles (commerciaux, marketing, terrain),

  • Documentation vivante des signaux : mur de signaux, logbooks, mini-podcasts internes…


4.4 IE de proximité et souveraineté : l’enjeu invisible

À première vue, l’intelligence économique de proximité semble un enjeu local, opérationnel, modeste.
En réalité, c’est un levier de souveraineté souvent ignoré.

Pourquoi ?
Parce que la souveraineté ne se joue pas uniquement sur les ressources ou la technologie.
Elle se joue aussi sur la capacité à lire son environnement par soi-même, à décider en connaissance de cause, à ne pas dépendre exclusivement de diagnostics extérieurs.

Une entreprise ou une collectivité qui ne capte plus ce qui change autour d’elle devient vulnérable, même si elle est puissante sur le papier.

Face à l’externalisation croissante de l’analyse (consultants, outils IA, cabinets externes), l’IE de proximité rétablit une autorité interprétative locale.

C’est un enjeu démocratique autant qu’économique :

  • Retrouver une capacité à voir,

  • Recréer du débat sur ce qui compte,

  • Reconquérir des marges d’autonomie stratégique.

C’est par exemple la capacité à décider d’un pivot commercial, d’un repositionnement territorial ou d’une alerte sur la chaîne d’approvisionnement, sans attendre qu’un acteur extérieur l’ait validé.





« Une souveraineté qui ne perçoit plus son environnement n’est plus qu’un statut. Ce qui fait puissance, c’est la capacité à voir autrement, plus tôt, plus juste. »
Christian Harbulot



Conclusion

Pour une stratégie qui voit mieux, plus près, ensemble


Ce rapport ne plaide pas pour une réforme mineure.
Il ne propose pas une énième méthode de veille ni un protocole à suivre.
Il invite à changer de regard sur l’intelligence économique elle-même.

Car ce que nous appelons ici “intelligence économique de proximité” n’est pas un sous-produit allégé.
C’est une forme pleine et entière d’intelligence stratégique — plus adaptée, plus distribuée, plus résiliente face aux contextes que traversent les entreprises, les territoires et les réseaux intermédiaires.


Une autre vision de la puissance informationnelle

Pendant trop longtemps, la valeur informationnelle a été mesurée :

  • en volume de données captées,

  • en complexité des dispositifs déployés,

  • en degré d’expertise centralisée mobilisée.

Mais à l’ère de l’instabilité, c’est la capacité à sentir ce qui change, à interpréter localement, à réagir collectivement, qui devient le vrai marqueur de puissance.

L’intelligence économique ne doit plus être le monopole de quelques-uns.
Elle doit devenir un commun stratégique, partagé entre ceux qui agissent au plus près du réel.


IE frugale ≠ IE faible

Cette idée mérite d’être déconstruite.
Trop souvent, la sobriété informationnelle est confondue avec un appauvrissement stratégique. En réalité, elle ouvre la voie à une intelligence plus adaptée à l’incertitude et à la rareté des ressources.

Penser une IE frugale, distribuée, orientée usage, ne revient pas à faire “moins bien”.
Cela revient à faire autrement :

  • Moins de reporting figé, plus de dialogues vivants.

  • Moins de contrôle descendant, plus de capteurs multiples.

  • Moins de centralisation, plus d’écoute coordonnée.

C’est un pari méthodologique, mais aussi politique : celui de croire que le signal utile ne surgit pas seulement d’en haut, mais qu’il peut remonter, s’articuler, se construire dans les marges.


Pour une stratégie qui écoute mieux le monde

Ce rapport est une proposition.
Il ne prétend pas clore le débat, mais ouvrir une brèche méthodologique.

Si demain, les PME, les territoires, les écosystèmes sectoriels parviennent à bâtir leurs propres dispositifs d’alerte, d’interprétation et de réaction ;
Si demain, des signaux faibles aujourd’hui ignorés deviennent des leviers d’adaptation, d’innovation, voire de souveraineté ;
Alors l’intelligence économique de proximité ne sera plus une idée marginale.
Elle deviendra un impératif stratégique dans un monde qui vacille.



« Ce n’est pas l’information qui manque, c’est le courage de la regarder en face, ensemble. »
Michel Crozier



Bibliographie & ressources stratégiques


I. OUVRAGES FONDAMENTAUX SUR L’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE

  • Christian Harbulot, Manuel d’intelligence économique — Le texte fondateur de l’IE à la française, exposant ses dimensions stratégiques, culturelles et politiques.

  • Nicolas Moinet, Le renseignement stratégique en entreprise — Une mise en perspective claire des usages réels de la veille dans le tissu économique français.

  • Alain Juillet & Claude Revel, Les entreprises contre-attaquent — Approche pragmatique et tactique de la souveraineté informationnelle.

  • Éric Denécé, Les nouvelles menaces — Analyse des nouvelles formes de guerre économique et de manipulation informationnelle.


II. AUTEURS CLÉS SUR LES SYSTÈMES DISTRIBUÉS ET LA DÉCISION LOCALE

  • James C. Scott, Seeing Like a State — Une critique fondatrice de la vision centralisée de l’État et un plaidoyer pour les savoirs locaux.

  • Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques — Pour penser l’adaptabilité des systèmes à partir de la frugalité et de l’usage.

  • Ivan Illich, La convivialité — Pour une technologie maîtrisée, appropriable et non aliénante.

  • Donella Meadows, Thinking in Systems — Une lecture essentielle des boucles de rétroaction, signaux faibles, seuils critiques.


III. SOURCES MÉTHODOLOGIQUES ET ORGANISATIONNELLES

  • Karl E. Weick, Sensemaking in Organizations — Pour comprendre comment les collectifs construisent du sens à partir d’informations fragmentées.

  • Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique — Pour penser la résistance des organisations à l’adaptation, et l’enjeu de l’écoute interne.

  • Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes — Pour relier information, pouvoir et dispositifs de traduction dans les réseaux humains.


IV. RESSOURCES OPÉRATIONNELLES COMPLÉMENTAIRES

• Outils low-tech ou no-code utiles à la veille distribuée :

  • Feedly.com — Agrégateur de flux d’information personnalisés.

  • Notion.so — Base de signaux, organisation collaborative.

  • Make.com — Automatisation simple de flux informationnels.

  • Datawrapper.de — Visualisation légère et rapide de données.

• Références publiques :

  • Portail de l’intelligence économique – https://www.portail-ie.fr/

  • Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) – Publications stratégiques

L’IHEDN est un acteur institutionnel majeur de la réflexion stratégique française, et plusieurs anciens membres du CSFRS y collaborent ou y publient. Il est pertinent dans ce contexte.

https://ihedn.fr/publications/


Grille des auteurs mobilisés (par partie)

Partie du rapport

Auteurs clés mobilisés

Partie I — Transition de l’IE

Harold Wilensky, Michel Crozier, Karl Weick, Bruno Latour

Partie II — Fondations

Ivan Illich, James C. Scott, Donella Meadows, Gilbert Simondon

Partie III — Méthodes

Nicolas Moinet, Alain Juillet, Claude Revel, Karl Weick

Partie IV — Gouvernance & souveraineté

Christian Harbulot, Éric Denécé, James C. Scott, Michel Crozier




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